
Du socialisme libéral à la fin du remords
Une discussion entre le prince Léon Nicolaïévitch Mychkine et le libéral Eugène Pavlovitch sur le lien entre libéralisme « à la russe » et haine de la patrie, pour aboutir à la question du crime.
« Et d’abord, qu’est le libéralisme en général, sinon la tendance à dénigrer (à tort ou à raison, c’est une autre affaire) l’ordre des choses existant ? C’est bien cela ? Maintenant, le fait que j’ai observé est le suivant : le libéralisme russe ne s’attaque pas à un ordre de chose établi ; ce qu’il vise, c’est l’essence de la vie nationale ; c’est cette vie elle-même et non les institutions, c’est la Russie et non l’organisation russe. Le libéral dont je vous parle va jusqu’à renier la Russie elle-même ; autrement dit il hait et frappe sa propre mère. Tout incident malheureux, tout échec pour la Russie le porte à rire et lui inspire de la joie, ou peu s’en faut. Coutumes populaires, histoire de Russie, tout cela lui est odieux. Sa seule excuse, s’il en a une, c’est qu’il ne se rend pas compte de ce qu’il fait et qu’il prend sa russophobie pour le libéralisme le plus fécond. Combien de libéraux ne rencontre-t-on pas chez nous qui se font applaudir par les autres et qui sont peut-être, au fond et à leur insu, les plus ineptes, les plus obtus et les plus pernicieux des conservateurs ! La haine de la Russie était considérée naguère comme le véritable amour de la patrie par certains libéraux qui se targuaient de voir plus clairement que les autres en quoi doit consister cet amour. Mais avec le temps on est devenu plus explicite ; désormais l’expression même d’ « amour de la patrie » est regardée comme inconvenante, en sorte que la notion qui y correspond a été proscrite comme nuisible et vide de sens. Je donne ce fait pour certain. Il fallait bien se décider à dire la vérité en toute simplicité et sincérité ; nous sommes ici en présence d’un phénomène auquel on ne trouve de précédent en aucun temps et en aucun lieu. Aucun siècle, aucun peuple n’en a jamais offert d’exemple. […]
On parlait, il y a un moment, de « cas particulier ». Cette locution joue un grand rôle dans notre société, qui aime à l’employer. Dernièrement, un attentat épouvantable a défrayé la presse et l’opinion : il s’agissait de six personnes assassinées par un jeune homme. On a beaucoup parlé alors de l’étrange plaidoirie de l’avocat qui a déclaré que, le meurtrier se trouvant dans la misère, l’idée de tuer ces six personnes avait dû lui venir naturellement à l’esprit. Ce ne sont pas les termes dont il s’est servi, mais le sens est, je crois, à peu près celui-là. Je pense que le défenseur, en émettant une idée aussi singulière, croyait sincèrement s’inspirer des plus hautes conceptions de notre siècle en fait de libéralisme, d’humanitarisme et de progrès. Eh bien, qu’en pensez-vous ? Faut-il voir un cas particulier ou un phénomène général dans une pareille dépravation de l’intelligence et de la conscience, dans une perversion aussi caractérisée du jugement ?
Tout le monde s’esclaffa. […]
Qu’en pensez-vous, prince ? poursuivit Eugène Pavlovitch […] Que vous en semble ? Un cas particulier ou un phénomène général ? J’avoue avoir imaginé cette question à votre intention.
– Non, ce n’est pas un cas particulier, dit le prince doucement mais avec fermeté.
– Allons, Léon Nicolaïévitch, s’exclama le prince Stch… avec un certain dépit, ne voyez-vous pas qu’il vous tend un piège ? Il est évident qu’il se moque et vous prend comme tête de Turc.
– Je pensais qu’il parlais sérieusement, dit le prince en rougissant ; et il baissa les yeux.
– Mon cher prince, reprit le prince Stch…, rappelez-vous donc l’entretien que nous avons eu il y a trois mois. Nous constations justement que, bien que de création récente, nos jeunes tribunaux avaient déjà révélé des avocats remarquables et pleins de talent. Et combien de verdicts dignes d’éloges ont été rendus par nos jurys d’assises ! J’étais alors si heureux de vous voir vous réjouir de ce progrès… Nous convenions que nous avions lieu d’être fiers… Cette plaidoirie maladroite, et cet étrange argument ne sont certainement qu’un accident, un cas sur mille.
Le prince Léon Nicolaïévitch réfléchit un instant, puis répondit de l’accent le plus convaincu, quoique sans élever le ton et avec une nuance de timidité dans la voix :
– J’ai seulement voulu dire que cette dépravation des idées et de l’intelligence (pour me servir de l’expression d’Eugène Pavlovitch) se rencontre très fréquemment et constitue, hélas ! beaucoup plus un phénomène général qu’un cas particulier. Si elle n’était pas si commune, on ne verrait peut-être pas de crimes inimaginables comme ces…
– Des crimes inimaginables ? Mais je vous assure que les crimes d’autrefois étaient tout aussi monstrueux et peut-être encore plus atroces. Il y en a toujours eu, non seulement dans notre pays, mais partout, et je crois qu’il s’en commettra pendant bien longtemps encore. La différence réside en ceci qu’autrefois il n’y avait pas chez nous une si grande publicité ; à présent la presse et l’opinion s’en emparent ; de là l’impression que nous sommes en présence d’un phénomène nouveau. C’est votre erreur, votre très naïve erreur, prince ; vous pouvez m’en croire, conclut le prince Stch…, avec un sourire moqueur.
– Je sais parfaitement, dit le prince, que les crimes étaient autrefois tout aussi nombreux et tout aussi effroyables. J’ai visité des prisons, il n’y a pas longtemps, et j’ai eu l’occasion de faire la connaissance de quelques condamnés et inculpés. Il y a même des criminels plus monstrueux que ceux dont nous avons parlé. Il y en a qui, ayant tué une dizaine de personnes, ne ressentent pas l’ombre d’un remords. Mais voici ce que j’ai observé : le scélérat le plus endurci et le plus dénué de remords se sent cependant criminel, c’est-à-dire que, dans sa conscience, il se rend compte qu’il a mal agi, bien qu’il n’éprouve aucun repentir. Et c’était le cas de tous ces prisonniers. Mais les criminels dont parle Eugène Pavlovitch ne veulent même plus se considérer comme tels ; dans leur for intérieur, ils estiment qu’ils ont eu le droit pour eux et qu’ils ont bien agi ou peu s’en faut. Il y a là, à mon sens, une terrible différence. »
Fédor Dostoïevski, L’Idiot (1868)
Illustration : Edmund Kemper incarné par Cameron Britton dans la série Mindhunter, Joe Penhall (2017)