« Ce n’était donc que cela, une femme ! »

Novembre est un texte de jeunesse de Flaubert. Le narrateur est un jeune homme tourmenté par le désir des femmes, qu’il rêve et érige en idéal. Un jour, il rencontre une prostituée nommée Marie, et fait sa première expérience des plaisirs charnels qu’il a tant fantasmés.

« La puberté du cœur précède celle du corps ; or j’avais plus besoin d’aimer que de jouir, plus envie de l’amour que de la volupté. Je n’ai même plus maintenant l’idée de cet amour de la première adolescence, où les sens ne sont rien et que l’infini seul remplit ; placé entre l’enfance et la jeunesse, il en est la transition et passe si vite qu’on l’oublie. […] Étrange contradiction ! je fuyais la société des femmes, et j’éprouvais devant elles un plaisir délicieux ; je prétendais ne point les aimer, tandis que je vivais dans toutes et que j’aurais voulu pénétrer l’essence de chacune pour me mêler à sa beauté.

Leurs lèvres déjà m’invitaient à d’autres baisers que ceux des mères, par la pensée je m’enveloppais de leurs cheveux, et je me plaçais entre leurs seins pour m’y écraser sous un étouffement divin ; j’aurais voulu être le collier qui baisait leur cou, l’agrafe qui mordait leur épaule, le vêtement qui couvrait de tout le reste du corps. Au-delà du vêtement je ne voyais plus rien, sous lui était un infini d’amour, je m’y perdais à y penser. […]

Les idées de volupté et d’amour qui m’avaient assailli à 15 ans vinrent me retrouver à 18. Si vous avez compris quelque chose à ce qui précède, vous devez vous rappeler qu’à cet âge-là j’étais encore vierge et n’avais point aimé : pour ce qui était de la beauté des passions et de leurs bruits sonores, les poètes me fournissaient des thèmes à ma rêverie ; quant au plaisir des sens, à ces joies du corps que les adolescents convoitent, j’en entretenais dans mon cœur le désir incessant, par toutes les excitations volontaires de l’esprit ; de même que les amoureux envient de venir au bout de leur amour en s’y livrant sans cesse, et de s’en débarrasser à force d’y songer, il me semblait que ma pensée seule finirait par tarir ce sujet-là, d’elle-même, et par vider la tentation à force d’y boire. Mais, revenant toujours au point d’où j’étais parti, je tournais dans un cercle infranchissable, je m’y heurtais en vain la tête, désireux d’être plus au large ; la nuit, sans doute, je rêvais des plus belles choses qu’on rêve, car, le matin, j’avais le cœur plein de sourires et de serrements délicieux, le réveil me chagrinait et j’attendais avec impatience le retour du sommeil pour qu’il me donnât de nouveau ces frémissements auxquels je pensais toute la journée, qu’il n’eût tenu qu’à moi d’avoir à l’instant, et dont j’éprouvais comme une épouvante religieuse.

C’est alors que je sentis bien le démon de la chair vivre dans tous les muscles de mon corps, courir dans tout mon sang ; je pris en pitié l’époque ingénue où je tremblais sous le regard des femmes, où je me pâmais devant des tableaux ou des statues ; je voulais vivre, jouir, aimer, je sentais vaguement ma saison chaude arriver, de même qu’aux premiers jours de soleil une ardeur d’été vous est apportée par les vents tièdes, quoiqu’il n’y ait encore ni herbes, ni feuilles, ni roses. Comment faire ? qui aimer ? qui vous aimera ? quelle sera la grande dame qui voudra de vous ? la beauté surhumaine qui vous tendra les bras ? […]

J’allais dans les rues, sur les places ; les femmes passaient près de moi, il y en avait beaucoup, elles marchaient vite, elles étaient toutes merveilleusement belles ; jamais je n’avais tant regardé en face leurs yeux qui brillent, ni leur démarche légère comme celle des chèvres ; les duchesses, penchées sur les portières blasonnées, semblaient me sourire, m’inviter à des amours sur la soie ; du haut de leur balcons, les dames en écharpe s’avançaient pour me voir et me regardaient en disant : aime-nous ! aime-nous ! Toutes m’aimaient dans leur pose, dans leurs yeux, dans leur immobilité même, je le voyais bien. Et puis la femme était partout, je la coudoyais, je l’effleurais, je la respirais, l’air était plein de son odeur ; je voyais son cou en sueur entre le châle qui les entourait, et les plumes du chapeau ondulant à son pas ; son talon relevait sa robe en marchant devant moi. Quand je passais près d’elle, sa main gantée remuait. Ni celle-ci, ni celle-là, pas plus l’une que l’autre, mais toutes, mais chacune, dans la variété infinie de leurs formes et du désir qui y correspondait, elles avaient beau être vêtues, je les décorais sur-le-champ d’une nudité magnifique, que je m’étalais sous les yeux, et, bien vite, en passant aussi près d’elles, j’emportais le plus que je pouvais d’idées voluptueuses, d’odeurs qui font tout aimer, de frôlements qui irritent, de formes qui attirent.

Je savais bien où j’allais, c’était à une maison, dans une rue où souvent j’avais passé pour sentir mon cœur battre ; elle avait des jalousies vertes, on montait trois marches, oh ! je savais cela par cœur, je l’avais regardée bien souvent, m’étant détourné de ma route rien que pour voir les fenêtres fermées. […]

Elle jeta un cri quand elle m’aperçut et se leva par un bond.

Je me sentis d’abord frappé du regard brillant de ses deux grands yeux ; quand je pus relever mon front, affaissé sous le poids de ce regard, je vis une figure d’une adorable beauté : une même ligne droite partait du sommet de sa tête dans la raie de ses cheveux, passait entre ses grands sourcils arqués, sur son nez aquilin, aux narines palpitantes et relevées comme celles des camées antiques, fendait par le milieu sa lèvre chaude, ombragée d’un duvet bleu, et puis là, le cou, le cou gras, blanc, rond ; à travers son vêtement mince, je voyais la forme de ses seins aller et venir au mouvement de sa respiration, elle se tenait ainsi debout, en face de moi, entourée de la lumière du soleil qui passait à travers le rideau jaune et faisait ressortir davantage ce vêtement blanc et cette tête brune.

À la fin elle se mit à sourire, presque de pitié et de douceur, et je m’approchai. Je ne sais ce qu’elle s’était mis aux cheveux, mais elle embaumait, et je me sentis le cœur plus mou et plus faible qu’une pêche qui se fond sous la langue. Elle me dit :

— Qu’avez-vous donc ? venez !

Et elle alla s’asseoir sur un long canapé recouvert de toile grise, adossé à la muraille ; je m’assis près d’elle, elle me prit la main, la sienne était chaude, nous restâmes longtemps nous regardant sans rien dire.

Jamais je n’avais vu une femme de si près, toute sa beauté m’entourait, son bras touchait le mien, les plis de sa robe retombaient sur mes jambes, la chaleur de sa hanche m’embrasait, je sentais par ce contact les ondulations de son corps, je contemplais la rondeur de ses épaules et les veines bleues de ses tempes. Elle me dit :

— Eh bien ?

— Eh bien, repris-je d’un air gai, voulant secouer cette fascination qui m’endormait.

Mais je m’arrêtai là, j’étais tout entier à la parcourir des yeux. Sans rien dire, elle me passa un bras autour du corps et m’attira sur elle, dans une muette étreinte. Alors je l’entourai de mes deux bras et je collai ma bouche sur son épaule, j’y bus avec délices mon premier baiser d’amour, j’y savourais le long désir de ma jeunesse et la volupté trouvée de tous mes rêves, et puis je me renversais le cou en arrière, pour mieux voir sa figure ; ses yeux brillaient, m’enflammaient, son regard m’enveloppait plus que ses bras, j’étais perdu dans son oeil, et nos doigts se mêlèrent ensemble ; les siens étaient longs, délicats, ils se tournaient dans ma main avec des mouvements vifs et subtils, j’aurais pu les broyer au moindre effort, je les serrais exprès pour les sentir davantage.

Je ne me souviens plus maintenant de ce qu’elle me dit ni de ce que je lui répondis, je suis resté ainsi longtemps, perdu, suspendu, balancé dans ce battement de mon cœur ; chaque minute augmentait mon ivresse, à chaque moment quelque chose de plus m’entrait dans l’âme, tout mon corps frissonnait d’impatience, de désir, de joie ; j’étais grave, pourtant, plutôt sombre que gai, sérieux, absorbé comme dans quelque chose de divin et de suprême. Avec sa main elle me serrait la tête sur son cœur, mais légèrement, comme si elle eût eu peur de me l’écraser sur elle.

[…]

Quand je fus prêt à m’en aller, elle me dit adieu.

— Adieu !

— Vous reverra-t-on ?

— Peut-être !

Et je sortis, l’air me ranima, je me trouvais tout changé, il me semblait qu’on devait s’apercevoir, sur mon visage, que je n’étais plus le même homme, je marchais légèrement, fièrement, content, libre, je n’avais plus rien à apprendre, plus rien à sentir, rien à désirer dans la vie. Je rentrai chez moi, une éternité était passée depuis que j’en étais sorti ; je montai à ma chambre et je m’assis sur mon lit, accablé de toute ma journée, qui pesait sur moi avec un poids incroyable. Il était peut-être 7 heures du soir, le soleil se couchait, le ciel était en feu, et l’horizon tout rouge flamboyait par-dessus les toits des maisons ; le jardin, déjà dans l’ombre, était plein de tristesse, des cercles jaunes et oranges tournaient dans le coin des murs, s’abaissaient et montaient dans les buissons, la terre était sèche et grise ; dans la rue quelques gens du peuple, aux bras de leurs femmes, chantaient en passant et allaient aux barrières. Je repensais toujours à ce que j’avais fait, et je fus pris d’une indéfinissable tristesse, j’étais plein de dégoût, j’étais repu, j’étais las.

« Mais ce matin même, me disais-je, ce n’était pas comme cela, j’étais plus frais, plus heureux, à quoi cela tient-il ? » et par l’esprit je repassais dans toutes les rues où j’avais marché, je revis les femmes que j’avais rencontrées, tous les sentiers que j’avais parcourus, je retournai chez Marie et je m’arrêtai sur chaque détail de mon souvenir, je pressurai ma mémoire pour qu’elle m’en fournît le plus possible. Toute ma soirée se passa à cela ; la nuit vint et je demeurai fixé comme un vieillard à cette pensée charmante, je sentais que je n’en ressaisirais rien, que d’autres amours pourraient venir, mais qu’ils ne ressembleraient plus à celui-là, ce premier parfum était senti, ce son était envolé, je désirais mon désir et je regrettais ma joie.

Quand je considérais ma vie passée et ma vie présente, c’est-à-dire l’attente des jours écoulés et la lassitude qui m’accablait, alors je ne savais plus dans quel coin de mon existence mon cœur se trouvait placé, si je rêvais ou si j’agissais, si j’étais plein de dégoût ou plein de désir, car j’avais à la fois les nausées de la satiété et l’ardeur des espérances.

Ce n’était donc que cela, aimer ! ce n’était donc que cela, une femme ! Pourquoi, ô mon Dieu, avons-nous encore faim alors que nous sommes repus ? pourquoi tant d’aspirations et tant de déceptions ? pourquoi le cœur de l’homme est-il si grand, et la vie si petite ? il y a des jours où l’amour des anges même ne lui suffirait pas, et il se fatigue en une heure de toutes les caresses de la terre. Mais l’illusion évanouie laisse en nous son odeur de fée, et nous en cherchons la trace par tous les sentiers où elle a fui ; on se plaît à dire que tout n’est pas finit de sitôt, que la vie ne fait que commencer, qu’un monde s’ouvre devant nous. Aura-t-on, en effet, dépensé tant de rêves sublimes, tant de désirs bouillants pour aboutir là ?

Or je ne voulais pas renoncer à toutes les belles choses que je m’étais forgées, j’avais créé pour moi, en deçà de ma virginité perdue, d’autres formes plus vagues, mais plus belles, d’autres voluptés moins précises comme le désir que j’en avais, mais célestes et infinies. Aux imaginations que je m’étais faites naguère, et que je m’efforçais d’évoquer, se mêlait le souvenir intense de mes dernières sensations, et le tout se confondant, fantôme et corps, rêve et réalité, la femme que je venais de quitter prit pour moi une proportion synthétique, où tout se résuma dans le passé et d’où tout s’élança pour l’avenir. Seul et pensant à elle, je la retournai encore en tous sens, pour y découvrir quelque chose de plus ; quelque chose d’inaperçu, d’inexploré la première fois ; l’envie de la revoir me prit, m’obséda, c’était comme une fatalité qui m’attirait, une pente où je glissais. »

Gustave Flaubert, Novembre (1841-1842)

Illustration : Edvard Munch, La Madone (1894)

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