
« Une véritable oeuvre d’art n’a pas besoin de réquisitoire »
Dans cet article paru dans la revue L’Artiste en 1857, Baudelaire revient sur le jugement qui mit un point final au « procès Madame Bovary », acquittant Flaubert des accusations d’outrage à la morale. Un peu plus tard lors de cette même année 1857, Baudelaire subissait lui aussi les foudres de la justice pour ses Fleurs du Mal.
« La magistrature, dis-je, s’est montrée loyale et impartiale comme le livre qui était poussé devant elle en holocauste. Et mieux encore, disons, s’il est permis de conjecturer d’après les considérations qui accompagnèrent le jugement, que si les magistrats avaient découvert quelque chose de vraiment reprochable dans le livre, ils l’auraient néanmoins amnistié, en faveur et en reconnaissance de la BEAUTÉ dont il est revêtu. Ce souci remarquable de la Beauté, en des hommes dont les facultés ne sont mises en réquisition que pour le Juste et le Vrai, est un symptôme des plus touchants, comparé avec les convoitises ardentes de cette société qui a définitivement abjuré tout amour spirituel, et qui, négligeant ses anciennes entrailles, n’a plus cure que de ses viscères. En somme, on peut dire que cet arrêt, par sa haute tendance poétique, fut définitif ; que gain de cause a été donné à la Muse, et que tous les écrivains, tous ceux du moins dignes de ce nom, ont été acquittés dans la personne de M. Gustave Flaubert.
Ne disons donc pas, comme tant d’autres l’affirment avec une légère et inconsciente mauvaise humeur, que le livre a dû son immense faveur au procès et à l’acquittement. Le livre, non tourmenté, aurait obtenu la même curiosité, il aurait créé le même étonnement, la même agitation. D’ailleurs les approbations de tous les lettrés lui appartenaient depuis longtemps. Déjà sous sa première forme, dans la Revue de Paris, où des coupures imprudentes en avaient détruit l’harmonie, il avait excité un ardent intérêt. La situation de Gustave Flaubert, brusquement illustre, était à la fois excellente et mauvaise ; et de cette situation équivoque, dont son loyal et merveilleux talent a su triompher, je vais donner, tant bien que mal, les raisons diverses.
Excellente ; — car depuis la disparition de Balzac, ce prodigieux météore qui couvrira notre pays d’un nuage de gloire, comme un orient bizarre et exceptionnel, comme une aurore polaire inondant le désert glacé de ses lumières féeriques, — toute curiosité, relativement au roman, s’était apaisée et endormie.
[…]
Depuis plusieurs années, la part d’intérêt que le public accorde aux choses spirituelles était singulièrement diminuée ; son budget d’enthousiasme allait se rétrécissant toujours. Les dernières années de Louis-Philippe avaient vu les dernières explosions d’un esprit encore excitable par les jeux de l’imagination ; mais le nouveau romancier se trouvait en face d’une société absolument usée, — pire qu’usée, — abrutie et goulue, n’ayant horreur que de la fiction, et d’amour que pour la possession.
Dans des conditions semblables, un esprit bien nourri, enthousiaste du beau, mais façonné à une forte escrime, jugeant à la fois le bon et le mauvais des circonstances, a dû se dire : « Quel est le moyen le plus sûr de remuer toutes ces vieilles âmes ? Elles ignorent en réalité ce qu’elles aimeraient ; elles n’ont un dégoût positif que du grand ; la passion naïve, ardente, l’abandon poétique les fait rougir et les blesse. — Soyons donc vulgaire dans le choix du sujet, puisque le choix d’un sujet trop grand est une impertinence pour le lecteur du XIXe siècle. Et aussi prenons bien garde à nous abandonner et à parler pour notre compte propre. Nous serons de glace en racontant des passions et des aventures où le commun du monde met ses chaleurs ; nous serons, comme dit l’école, objectif et impersonnel.
Et aussi, comme nos oreilles ont été harassées dans ces derniers temps par des bavardages d’école puérils, comme nous avons entendu parler d’un certain procédé littéraire appelé réalisme, — injure dégoûtante jetée à la face de tous les analystes, mot vague et élastique qui signifie pour le vulgaire, non pas une méthode nouvelle de création, mais une description minutieuse des accessoires, — nous profiterons de la confusion des esprits et de l’ignorance universelle. Nous étendrons un style nerveux, pittoresque, subtil, exact, sur un canevas banal. Nous enfermerons les sentiments les plus chauds et les plus bouillants dans l’aventure la plus triviale. Les paroles les plus solennelles, les plus décisives, s’échapperont des bouches les plus sottes.
« Quel est le terrain de sottise, le milieu le plus stupide, le plus improductif en absurdités, le plus abondant en imbéciles intolérants ?
« La province.
« Quels y sont les acteurs les plus insupportables ?
« Les petites gens qui s’agitent dans de petites fonctions dont l’exercice fausse leurs idées.
« Quelle est la donnée la plus usée, la plus prostituée, l’orgue de Barbarie le plus éreinté ?
« L’Adultère.
« Je n’ai pas besoin, s’est dit le poëte, que mon héroïne soit une héroïne. Pourvu qu’elle soit suffisamment jolie, qu’elle ait des nerfs, de l’ambition, une inspiration irréfrénable vers un monde supérieur, elle sera intéressante. Le tour de force, d’ailleurs, sera plus noble, et notre pécheresse aura au moins ce mérite, — comparativement fort rare, — de se distinguer des fastueuses bavardes de l’époque qui nous a précédés.
« Je n’ai pas besoin de me préoccuper du style, de l’arrangement pittoresque, de la description des milieux ; je possède toutes ces qualités à une puissance surabondante ; je marcherai appuyé sur l’analyse et la logique, et je prouverai ainsi que tous les sujets sont indifféremment bons ou mauvais, selon la manière dont ils sont traités, et que les plus vulgaires peuvent devenir les meilleurs. »
Dès lors, Madame Bovary, — une gageure, une vraie gageure, un pari, comme toutes les œuvres d’art, — était créée.
Il ne restait plus à l’auteur, pour accomplir le tour de force dans son entier, que de se dépouiller (autant que possible) de son sexe et de se faire femme. Il en est résulté une merveille ; c’est que, malgré tout son zèle de comédien, il n’a pas pu ne pas infuser un sang viril dans les veines de sa créature, et que Madame Bovary, pour ce qu’il a en elle de plus énergique et de plus ambitieux, et aussi de plus rêveur, Mme Bovary est restée un homme. Comme la Pallas armée, sortie du cerveau de Zeus, ce bizarre androgyne a gardé toutes les séductions d’une âme virile dans un charmant corps féminin.
Plusieurs critiques avaient dit : cette oeuvre, vraiment belle par la minutie et la vivacité des descriptions, ne contient pas un seul personnage qui représente la morale, qui parle la conscience de l’auteur. Où est-il, le personnage proverbial et légendaire, chargé d’expliquer la fable et de diriger l’intelligence du lecteur ? en d’autres termes, où est le réquisitoire ?
Absurdité ! éternelle et incorrigible confusion des fonctions et des genres ! — Une véritable oeuvre d’art n’a pas besoin de réquisitoire. La logique de l’oeuvre suffit à toutes les postulations de la morale, et c’est au lecteur à tirer les conclusions de la conclusion.
Quant au personnage intime, profond, de la fable, incontestablement c’est la femme adultère ; elle seule, la victime déshonorée, possède toutes les grâces du héros. — Je disais tout à l’heure qu’elle était presque mâle, et que l’auteur l’avait ornée (inconsciemment peut-être) de toutes les qualités viriles.
Qu’on examine attentivement :
1° L’imagination, faculté suprême et tyrannique, substituée au coeur, ou à ce qu’on appelle le coeur, d’où le raisonnement est d’ordinaire exclu, et qui domine généralement dans la femme comme dans l’animal ;
2° Energie soudaine d’action, rapidité de décision, fusion mystique du raisonnement et de la passion, qui caractérisent les hommes créés pour agir ;
3° Goût immodéré de la séduction, de la domination et même de tous les moyens vulgaires de séduction, descendant jusqu’au charlatanisme du costume, des parfums et de la pommade, — le tout se résumant en deux mots : dandysme, amour exclusif de la domination.
Et pourtant Mme Bovary se donne ; emportée par les sophismes de son imagination, elle se donne magnifiquement, généreusement, d’une manière toute masculine, à des drôles qui ne sont pas ses égaux, exactement comme les poëtes se livrent à des drôlesses.
Une nouvelle preuve de la qualité virile qui nourrit son sang artériel, c’est qu’en somme cette infortunée a moins souci des défectuosités extérieures visible, des provincialismes aveuglants de son mari, que de cette absence totale de génie, de cette infériorité spirituelle bien constatée par la stupide opération du pied bot.
Et à ce sujet, relisez les pages qui contiennent cet épisode, si injustement traité de parasitique, tandis qu’il sert à mettre en vive lumière tout le caractère de la personne. — Une colère noire, depuis longtemps concentrée, éclate dans toute l’épouse Bovary ; les portes claquent ; le mari stupéfié, qui n’a su donner à sa romanesque femme aucune jouissance spirituelle, est relégué dans sa chambre ; il est en pénitence, le coupable ignorant ! et Mme Bovary, la désespérée, s’écrie, comme une petite lady Macbeth accouplée à un capitaine insuffisant : « Ah ! Que ne suis-je au moins la femme d’un de ces vieux savants chauves et voûtés dont les yeux abrités de lunettes vertes sont toujours braqués sur les archives de la science ! je pourrais fièrement me balancer à son bras ; je serais au moins la compagne d’un roi spirituel ; mais la compagne de chaîne de cet imbécile qui ne sait pas redresser le pied d’un infirme ! oh ! »
Cette femme, en réalité, est très-sublime dans son espèce, dans son petit milieu et en face de son petit horizon.
4° Même dans son éducation de couvent, je trouve la preuve du tempérament équivoque de Mme Bovary. Les bonnes sœurs ont remarqué dans cette jeune fille une aptitude étonnante à la vie, à profiter de la vie, à en conjecturer les jouissances ; — voilà l’homme d’action !
Cependant la jeune fille s’enivrait délicieusement de la couleur des vitraux, des teintes orientales que les longues fenêtres ouvragées jetaient sur son paroissien de pensionnaire ; elle se gorgeait de la musique solennelle des vêpres, et, par un paradoxe dont tout l’honneur appartient aux nerfs, elle substituait dans son âme au Dieu véritable le Dieu de sa fantaisie, le Dieu de l’avenir et du hasard, un Dieu de vignette, avec éperons et moustaches ; — voilà le poëte hystérique !
L’hystérie ! Pourquoi ce mystère physiologique ne ferait-il pas le fond et le tuf d’une oeuvre littéraire, ce mystère que l’Académie de médecine n’a pas encore résolu, et qui, s’exprimant dans les femmes par la sensation d’une boule ascendante et asphyxiante (je ne parle que du symptôme principal), se traduit chez les hommes nerveux par toutes les impuissances et aussi par l’aptitude à tous les excès. »
En somme, cette femme est vraiment grande, elle est surtout pitoyable, et malgré la dureté systématique de l’auteur, qui a fait tous ses efforts pour être absent de son oeuvre et pour jouer la fonction d’un montreur de marionnettes, toutes les femmes intellectuelles lui sauront gré d’avoir élevé la femelle à une si haute puissance, si loin de l’animal pur et si près de l’homme idéal, et de l’avoir fait participer à ce double caractère de calcul et de rêverie qui constitue l’être parfait.
On dit que Mme Bovary est ridicule. En effet, la voilà, tantôt prenant pour un héros de Walter Scott une espèce de monsieur, — dirai-je même un gentilhomme campagnard ? — vêtu de gilets de chasse et de toilettes contrastées ! et maintenant, la voici amoureuse d’un petit clerc de notaire (qui ne sait même pas commettre une action dangereuse pour sa maîtresse), et finalement la pauvre épuisée, la bizarre Pasiphaé, reléguée dans l’étroite enceinte d’un village, poursuit l’idéal à travers les bastringues et les estaminets de la préfecture : — qu’importe ? disons-le, avouons-le, c’est un César à Carpentras, elle poursuit l’Idéal !
Je ne dirai certainement pas, comme le Lycanthrope d’insurrectionnelle mémoire, ce révolté qui a abdiqué : « En face de toutes les platitudes et de toutes les sottises du temps présent, ne nous reste-t-il pas le papier à cigarette et l’adultère ? » mais j’affirmerai qu’après tout, tout compte fait, même avec des balances de précisions, notre monde est bien dur pour avoir été engendré par le Christ, qu’il n’a guère de qualité pour jeter la pierre à l’adultère : et que quelques minotaurisés de plus ou de moins n’accéléreront pas la vitesse rotatoire des sphères et n’avanceront pas d’une seconde la destruction finale de l’univers. — Il est temps qu’un terme soit mis à l’hypocrisie de plus en plus contagieuse, et qu’il soit réputé ridicule pour des hommes et des femmes, pervertis jusqu’à la trivialité, de crier : haro ! sur un malheureux auteur qui a daigné avec une chasteté de rhéteur jeter un voile de gloire sur des aventures de table de nuit, toujours répugnantes et grotesques, quant la Poésie ne les enveloppe pas de sa clarté de veilleuse opaline.
Si je m’abandonnais sur cette pente analytique, je n’en finirais jamais avec Madame Bovary ; ce livre, essentiellement suggestif, pourrait souffler un volume d’observations. Je me bornerai, pour le moment, à remarquer que plusieurs des épisodes les plus importants ont été primitivement ou négligés ou vitupérés par les critiques. Exemples : l’épisode de l’opération manquée du pied bot, et celui, si remarquable, si plein de désolation, si véritablement moderne, où la future adultère, — car elle n’est encore qu’au commencement du plan incliné, la malheureuse ! — va demander secours à l’Eglise, à la divine Mère, à celle qui n’a pas d’excuses pour n’être pas toujours prête, à cette Pharmacie où nul n’a le droit de sommeiller ! Le bon curé Bournisien, uniquement préoccupé des polissons du catéchisme qui font de la gymnastique à travers les stalles et les chaises de l’église, répond avec candeur : « Puisque vous êtes malade, Madame, et puisque M. Bovary est médecin, pourquoi n’allez-vous pas trouver votre mari ? »
Quelle est la femme qui, devant cette insuffisance du curé, n’irait pas, folle amnistiée, plonger sa tête dans les eaux tourbillonnantes de l’adultère, — et quel est celui de nous qui, dans un âge plus naïf et dans des circonstances troublées, n’a pas fait forcément connaissance avec le prêtre incompétent ? »
Charles Baudelaire, « Madame Bovary » , L’Art romantique dans Œuvres complètes de Charles Baudelaire III, Calmann Lévy (1885)
Illustration : Mia Wasikowska incarnant l’héroïne éponyme dans Madame Bovary, adapté au cinéma par Sophie Barthes (2014)