« Plus le pouvoir central porte secours aux citoyens, plus ceux-ci sont enclins à lui reprocher les maux dont ils souffrent »

Dans un texte paru en juin 2020 en marge de l’épidémie de coronavirus, Olivier Rey met en lumière le cercle vicieux du rapport gouvernants/gouvernés en France : plus le gouvernement porte secours au peuple, plus le peuple s’exagère sa toute-puissance et lui reproche de ne pas en faire assez. Plus le peuple exige cette toute-puissance, plus les hommes politiques confortent cette illusion en promettant l’impossible… et plus le peuple s’indigne de voir ses promesses déçues. Un rapport pervers qui culmine en des situations absurdes : Olivier Rey l’illustre avec l’exemple de la pénurie de masques au début de la crise du Covid-19.

« On pourrait égrener les millésimes qui, jusqu’au début du XIXème siècle, furent marqués par un défaut de subsistances plus ou moins grave, dû à des pluies trop abondantes ou à la sécheresse, au gel ou à la grêle, à des hivers trop rudes ou à des canicules. Les prières, les processions et l’endurance contre les privations étaient à peu près les seules ressources pour traverser de telles périodes. Une émeute pouvait éclater ici ou là, mais locale et circonstancielle : quel sens y aurait-il eu à mettre en cause le souverain et son administration, alors qu’ils n’y pouvaient rien ? Si des responsables se virent parfois désignés, ce furent plutôt (en particulier au XVIème siècle en Allemagne) des sorcières, accusées de provoquer le gel, les orages, la grêle ou les maladies du bétail.

En France, les rois Louis XI ou Charles IX prirent, pour atténuer les famines, quelques mesures, très limitées et sans grand effet. Louis XIV et Colbert firent davantage. Dès 1661 et 1662, alors que le roi prenait le contrôle du gouvernement suite à la mort de Mazarin, et qu’une famine provoquée par les hivers très rudes de 1660 et 1661 sévissait dans le Bassin parisien, Colbert fit importer du blé de la Baltique, d’Aquitaine et de Bretagne. Quand bien même ces mesures furent insuffisantes pour empêcher le défaut de subsistance, le peuple ne songea pas à accuser le souverain du manque de pain […]

Les choses changèrent au cours du XVIIIème siècle. D’un côté, l’administration royale s’employa de plus en plus à prévenir et à atténuer les famines. À partir des années 1720-1730, elle veilla à ce que fussent régulièrement établis par les intendants, à la fin du printemps et dans tout le royaume, des « états d’apparence », qui estimaient les récoltes que l’on était en droit d’attendre pour l’année courante par rapport à une année commune, puis, en septembre, des états relatifs aux récoltes effectives. L’administration suivait également l’évolution des prix consignés dans les mercuriales – ces tableaux qui, depuis le XVIème siècle, devaient être dressés sur les principaux marchés et répertorier les prix auxquels les denrées principales étaient vendues. Grâce à ces renseignements, l’administration pouvait anticiper les disettes et chercher à y remédier, par des achats de grains et leur acheminement depuis les régions qui en étaient le mieux pourvues vers celles où les carences étaient les plus criantes. Parce que les moyens tant matériels que logistiques demeuraient limités (les blés n’étaient pas toujours disponibles, les transporter et les conserver dans de bonnes conditions était ardu) et que les rivalités entre fournisseurs nuisaient à la bonne exécution des mesures, le premier résultat de ces initiatives fut, non pas une disparition des pénuries, mais leur atténuation.

Le second résultat fut le développement d’une nouvelle tendance dans l’opinion : une propension à considérer qu’un défaut de subsistances était imputable au gouvernement. Apparut l’idée, lorsque le pain venait à manquer, que ce manque était le résultat d’un « complot de famine », manigancé par des ministres avides de s’enrichir en manipulant le cours des farines, voire orchestré par le roi lui-même, affameur de son peuple. En 1789, l’état des subsistances était mauvais, mais n’avait pas le caractère catastrophique qui avait pu être le sien dans un passé pas si lointain. Cependant, alors que la terrible famine de 1693-1694, ou celle de 1709, décimèrent la population sans provoquer de révolte, la faim dont souffrit le peuple en 1789, le mauvais gouvernement en fut rendu responsable.

QUAND IL Y A UN CORONAVIRUS

C’est ainsi : plus le pouvoir central porte secours aux citoyens, plus ceux-ci sont enclins à lui reprocher le maux dont ils souffrent. Quand l’État ne peut rien, ou presque rien, personne ne songe à se plaindre de son inaction contre les calamités. Quand il peut davantage, les citoyens ont tendance à s’exagérer ses pouvoirs et, sinon à le penser tout-puissant, du moins à réagir come s’il l’était, et à considérer que c’est uniquement par mauvaise volonté, corruption, incurie, compétence ou gabegie qu’il ne résout pas leurs difficultés.

Un jeu pervers se met en place. De nos jours, lors des campagnes électorales, les candidats rivalisent de promesses, amplifient démesurément leur capacité, s’ils sont élus, à transformer les choses – comme si la population n’était pas invitée à se donner des dirigeants, mais à se choisir l’autorité tutélaire qui allait la faire sortir de l’Egypte aux milles peines pour la faire entrer dans une Terre promise où chaque problème trouve sa solution, l’extraire d’un monde couturé d’obstacles pour l’installer dans un paradis sans frottements. D’un autre côté, les particuliers se sont tellement habitués à s’en remettre, pour chaque aspect de l’existence, à un système qui les dépasse, qu’ils attendent de ceux qui aspirent à les diriger qu’ils tiennent un discours de toute-puissance – quitte ensuite à rendre ces dirigeants responsables de toutes leurs frustrations, encore exacerbées par l’idée que ces derniers auraient réellement le pouvoir de les en délivrer. […]

En 2020, lorsque l’épidémie de Covid-19 […] arriva en France, il s’avéra que les stocks de masques qui avaient été constitués dix ans plus tôt n’avaient pas été renouvelés en temps utile et étaient presque inexistants. Un gouvernement de bon aloi aurait reconnu cette carence et appliqué, du moins, la part du plan qui était applicable, en préconisant à tous, dans les espaces publics, le port d’un masque en tissu confectionné avec les moyens du bord. Au lieu de quoi le gouvernement, estimant que, dans la difficulté, il fallait renchérir dans les affectations de toute-puissance, prétendit jusqu’à l’absurde qu’il dominait la situation, que tout était « sous contrôle » et, pour ne pas admettre le moindre manque, préféra prétendre contre tout bon sens que les masques ne servaient à rien. Comme si, par temps de neige on devait affirmer, au cas où gants et bonnets feraient défaut, que les vêtements chauds sont inutiles pour se protéger du froid et laisser l’anorak au placard. En face, côté population, les accusations se mirent à fuser : qui nous a donné, pour dirigeants, des incapables pareils, à l’imprévoyance criminelle ? […]

Dans l’hypothèse où, avant l’épidémie, des stocks de milliards de masques eussent été entretenus, les mêmes (ou si ce n’est eux, leurs frères) qui se scandalisent de leur absence quand la maladie se déclare, se seraient scandalisés, si elle n’avait pas eu lieu, de leur existence – ils se seraient indignés, la bave aux lèvres, qu’on aille engloutir les deniers publics dans des réserves inutiles au lieu de les affecter à tel ou tel secteur qui en a tant besoin, etc. Les rapports réciproques entre les autorités et la population eussent-ils été sains, le gouvernement aurait reconnu le manque de masques et aurait invité toutes les personnes munies de tissu et d’une machine à coudre (ou de talents d’aiguille) à s’en fabriquer. Des masques ne répondant sans doute pas à toutes les « normes » mais qui, malgré leurs imperfections, auraient fortement contribué à ralentir la propagation du virus – ce qui était précisément l’objectif à atteindre.

Il est vrai que, dans l’état actuel des relations entre gouvernants et gouvernés, un discours de ce genre aurait lui-même fait scandale : en appeler aux initiatives de la population, quel aveu de faiblesse de la part du gouvernement ! Par rapport aux apparences de toute-puissance dont celui-ci s’entête à se parer, et auxquelles la population accepte de se laisser prendre pour mieux s’indigner ensuite qu’elles ne soient qu’apparences, certainement. […]

Les milliards se déversent, mais ils sont bus par les « besoins » comme l’eau par le sable qui, à peine arrosé, redevient sec, de sorte qu’une fraction sans cesse plus importante de la population, outrée de voir ses revendications demeurer insatisfaites, vit dans un état d’indignation permanente. « Indignez-vous ! », exhortait Stéphane Hessel, comme on prônerait le whiskey à un alcoolique. Notre monde a besoin de tout, sauf d’un surcroît d’indignation. Non que les motifs de colère ou de révolte manquent – ils regorgent. Mais précisément pour cette raison, il convient de tempérer ses humeurs, sans quoi le sens premier du beau et du bon, qui justifie de s’élever contre ce qui leur porte atteinte, se perd, et l’indignation, à trop s’exercer, devient inoffensive et se dilue dans l’air du temps. 

[…]

C’est ce qui est décourageant avec ceux qui nous gouvernent. D’un côté, ils se voient accusés de maux dont ils ne sont pas responsables, et auxquels ils ne sauraient que très partiellement remédier. De l’autre, ils nous accablent de maux de leur fabrique. Au moment où l’on mesure la dose d’infantilisme qu’il y a, à s’exagérer la puissance des gouvernants pour ensuite requérir contre eux à tort et à travers, ils ne cessent, en retour, de prendre à notre endroit des mesures infantilisantes. Triste situation.

Pour y échapper, il nous faudrait enfin abandonner notre condition de « dépendants à prétention d’indépendance » — la figure dominante de l’époque. Il nous faudrait réapprendre, collectivement et individuellement, à compter sur nous-mêmes. Bien entendu les dirigeants politiques et économiques n’ont pas l’intention d’encourager ce genre de fantaisie, ni même de les autoriser. Cela ne devrait pas nous empêcher de nous y mettre — alors que les glapissements contre l’incapacité des « grands » dans des crises qui les dépassent est une façon de se maintenir en position de servitude. »

Olivier Rey, L’Idolâtrie de la vie (Tracts Gallimard, juin 2020)

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