Le sophisme des neufs pièces de cuivre

Tlön est un monde imaginaire créé par une conspiration d’intellectuels : Orbis Tertius. Dans ce monde, on pense la réalité comme une perception humaine, une idée ; le matérialisme est une hérésie.

« Les métaphysiciens de Tlön ne cherchent pas la vérité ni même la vraisemblance : ils cherchent l’étonnement. Ils jugent que la métaphysique est une branche de la littérature fantastique.

[…]

Une des écoles de Tlön en arrive à nier le temps ; elle raisonne ainsi : le présent est indéfini, le futur n’a de réalité qu’en tant qu’espoir présent, le passé n’a de réalité qu’en tant que souvenir présent. Une autre école déclare que tout le temps est déjà révolu et que notre vie est à peine le souvenir ou le reflet crépusculaire, et sans doute faussé et mutilé, d’un processus irrécupérable. Une autre, que l’histoire de l’univers – et dans celle-ci nos vies et le plus ténu détail de nos vies – est le texte que produit un dieu subalterne pour s’entendre avec le démon. Un autre, que l’univers est comparable à ces cryptographies dans lesquelles tous les symboles n’ont pas la même valeur et que seul est vrai ce qui arrive tous les trois cents nuits. Une autre, que pendant que nous dormons ici, nous sommes éveillés ailleurs et qu’ainsi chaque homme est deux hommes.

Parmi les doctrines de Tlön, aucune n’a mérité autant le scandale que le matérialisme. Quelques penseurs l’ont formulé, avec moins de clarté que de ferveur, comme qui avance un paradoxe. Pour faciliter l’intelligence de cette thèse inconcevable, un hérésiarque du XIe siècle imagina le sophisme des neufs pièces de cuivre.

[…]

Le mardi, X traverse un chemin désert et perd neuf pièces de cuivre. Le jeudi, Y trouve sur le chemin quatre pièces, un peu rouillées par la pluie du mercredi. Le vendredi, Z découvre trois pièces sur le chemin. Le vendredi matin, X trouve deux pièces dans le couloir de sa maison. L’hérésiarque voulait déduire de cette histoire la réalité – id est, la continuité – des neufs pièces récupérées. Il est absurde (affirmait-il) d’imaginer que quatre des pièces n’ont pas existé entre le mardi et le jeudi, trois entre le mardi et l’après-midi du vendredi, deux entre le mardi et le matin du vendredi. Il est logique de penser qu’elles ont existé – du moins secrètement, d’une façon incompréhensible pour les hommes – pendant tous les instants de ces trois délais.

Le langage de Tlön se refusait à formuler ce paradoxe ; la plupart ne le comprirent pas. Les défenseurs du sens commun se bornèrent, au début, à nier la véracité de l’anecdote. Ils répétèrent que c’était une duperie verbale, fondée sur l’emploi téméraire de deux néologismes, non autorisés par l’usage et étrangers à toute pensée sérieuse : les verbes trouver et perdre, qui comportaient une pétition de principe, parce qu’ils présupposaient l’identité des neufs premières pièces et des dernières. Ils rappelèrent que tout substantif (homme, pièce, jeudi, mercredi, pluie) n’a qu’une valeur métaphorique. Ils dénoncèrent la circonstance perfide : un peu rouillées par la pluie du mercredi, qui présuppose ce qu’il s’agit de démontrer : la persistance des quatre pièces, entre le jeudi et le mardi. Ils expliquèrent que l’égalité est une chose et que l’identité en est une autre et ils formulèrent une sorte de reductio ad absurdum, soit le cas hypothétique de neufs hommes qui au cours de neuf nuits successives souffrent d’une vive douleur. Ne serait-il pas ridicule – interrogèrent-ils – de prétendre que cette douleur est la même ? »

Jorge Luis Borges, « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », Fictions (1951)

Illustration : René Magritte, La Reproduction interdite (1937)

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