
« La Révolution a achevé soudainement, par un effort convulsif et douloureux, sans transition, sans précaution, sans égards, ce qui se serait achevé peu à peu de soi-même à la longue. »
Une fois n’est pas coutume, festiif vous propose une synthèse de l’Ancien régime et la Révolution plutôt qu’un passage unique.
Dès sa naissance, la Révolution est l’objet de jugements contradictoires et souvent manichéens. Pour Joseph de Maistre, « la Révolution a un caractère satanique » ; d’autres y voient un cadeau de Dieu, la création d’une humanité nouvelle. L’Ancien régime et la Révolution propose une autre lecture de l’évènement, selon laquelle la Révolution a changé beaucoup moins de choses que l’on se l’imagine. L’objectif de Tocqueville est simple : comprendre ce qui a réellement changé à partir de cet événement, et interroger l’ancienne société pour comprendre la nouvelle.
« La Révolution a eu deux phases bien distinctes ; la première pendant laquelle les Français semblent vouloir tout abolir dans le passé ; la seconde où ils vont y reprendre une partie de ce qu’ils y avaient laissé. Il y a un grand nombre de lois et d’habitudes politiques de l’ancien régime qui disparaissent ainsi tout à coup en 1789 et qui se rencontrent quelques années après, comme certains fleuves s’enfoncent dans la terre pour reparaître un peu plus loin, faisant voir les mêmes eaux à de nouveaux rivages. »
1 — Les causes profondes de la rupture
De l’Ancien régime du XIIème siècle, le XVIIIème a conservé la forme, mais pas le fond. Là où existait un système cohérent, fondé sur l’équilibre des droits et des devoirs de chaque ordre (noblesse ; clergé ; Tiers-État), ne reste qu’un système où ordres et institutions ont gardé le même nom, mais dont les fonctions ont largement évolué. A la veille de la Révolution, le temps a fait son oeuvre : fonctions et institutions se sont systématiquement détournées de leurs fonctions originelles.
La noblesse, progressivement exemptée de ses devoirs… et de ses pouvoirs
La protection du peuple est de moins en moins assumée par la noblesse, et de plus en plus prise en charge par l’Etat. Tocqueville caractérise ce dévoiement par le remplacement progressif d’une aristocratie par une oligarchie. La répartition de l’impôt, la construction des églises, la présidence de l’assemblée de la paroisse, la gestion du bien communal, les procès juridiques… Toutes les responsabilités des seigneurs aux débuts de l’Ancien régime sont désormais gérés par des fonctionnaires sous le contrôle du pouvoir central. En 1789, le noble n’a plus de pouvoir politique, mais a conservé des privilèges pécuniaires qui lui dissimulent sa perte de pouvoir réelle.
« Dans les temps féodaux, on considérait la noblesse à peu près comme on considère aujourd’hui le gouvernement : on supportait les charges qu’elle imposait en vue des garanties qu’elle donnait. Les nobles avaient des privilèges gênants, ils possédaient des droits onéreux ; mais ils assuraient l’ordre public, distribuaient la justice, faisaient exécuter la loi, venaient au secours du faible, menaient les affaires communes. A mesure que la noblesse cesse de faire ces choses, le poids de ses privilèges paraît plus lourd, et leur existence même finit par ne plus se comprendre. »
De plus, les efforts des rois pour attirer les nobles à la cour, loin de leurs domaines, portent leurs fruits. Les seigneurs s’éloignent de leur peuple, et ce dernier surnomme les nobles qui ne viennent plus à la campagne que pour collecter l’argent qu’ils iraient dépenser à la ville, d’après le plus petit des oiseaux prédateurs : le hobereau. Et c’est précisément dans les rares contrées où les seigneurs avaient continué à exercer leurs devoirs féodaux, que le peuple s’est insurgé pour défendre la monarchie et les privilèges au moment de la Révolution.
« Considérez, je vous prie, où des principes politiques différents peuvent conduire des peuples si proches. Au XVIIIème siècle, c’est le pauvre qui jouit, en Angleterre, du privilège d’impôt ; en France, c’est le riche. Là, l’aristocratie a pris pour elle les charges publiques les plus lourdes afin qu’on lui permît de gouverner ; ici, elle a retenu jusqu’à la fin l’immunité d’impôt pour se consoler d’avoir perdu le gouvernement. […] J’ose affirmer que, du jour […] où la noblesse eut la lâcheté de laisser taxer le tiers-état pourvu qu’on l’exceptât elle-même ; de ce jour-là fut semé le germe de presque tous les vices et de presque tous les abus qui ont travaillé l’ancien régime pendant le reste de sa vie et ont fini par causer violemment sa mort. »
Le peuple, toujours plus écrasé par l’impôt
Du XVème siècle au XVIIIème siècle, le nombre et le montant des taxes ne cessent de croître, tandis que paradoxalement l’exemption d’impôt croît pour les nobles. Le gouvernement royal a des besoins financiers croissants, mais a peur des nobles qui constituent la première menace à son pouvoir. Il choisit donc d’augmenter des impôts dont les nobles sont déjà exemptés en vertus de leurs devoirs militaires, comme la taille et la corvée. Tous les ans, l’inégalité d’impôt se décuple et le paysan ne sait jamais à l’avance combien il devra payer.
« Quand le roi entreprit pour la première fois de lever des taxes sur sa propre autorité, il comprit qu’il fallait d’abord en choisir une qui ne parût pas frapper directement les nobles […] Du moment où l’impôt avait pour objet, non d’atteindre les plus capables de le payer, mais les plus incapables de s’en défendre, on devait être amené à cette conséquence monstrueuse de l’épargner au riche et d’en charger le pauvre. »
Malgré les progrès de la civilisation, la condition du paysan français est souvent pire au XVIIIème siècle qu’au XIIIème. Il est surchargé d’impôts, isolé, le seigneur ne le protège plus des abus royaux, et il n’aspire plus qu’à une chose : quitter sa campagne pour la ville, et devenir fonctionnaire.
La bourgeoisie, victime de la (re)vente des offices
La bourgeoisie n’est pas non plus épargnée par les manœuvres pour alimenter les finances royales. Au début du XVIème siècle, le droit de travailler devient un privilège que le roi peut vendre. Les fonctions, nommées « offices », deviennent payantes. On assiste à une inflation de fonctions de plus en plus inutiles, que l’on supprime pour mieux recréer, à l’instar de Richelieu qui en détruisit environ 100 000, pour les revendre sous d’autres noms. Le mécontentement de la bourgeoisie croît à mesure que le pouvoir royal abuse du système des offices pour s’enrichir : on vend des biens royaux qu’on ressaisit ensuite en les prétendant invendables, on viole des contrats… « des privilèges accordés à perpétuité sont perpétuellement repris », poussant les nouveaux anoblis à les racheter plusieurs fois. Louis XIV, par exemple, a annulé tous les titres obtenus pendant 92 ans… pour les remettre en vente.
« Pour payer des dettes d’un jour vous verrez fonder de nouveaux pouvoirs qui vont durer des siècles. »
Quelques impôts comme le franc fief achèvent de creuser l’abîme entre le propriétaire noble et son voisin roturier.

Allégorie de la révolte du papier timbré par Jean-Bernard Chalette. Face aux besoins d’argent lors de la guerre de Louis XIV contre les Provinces-Unies, Colbert vent des offices, augmente les impôts existants et en crée de nouveaux. Celui sur le papier timbré est « la goutte d’eau » et entraîne une vague de révoltes en Bretagne en 1675. La politique fiscale de Louis XIV est représentée par le char tiré conduit par une créature monstrueuse et guidé par un homme aux pieds duquel se trouvent des sacs d’or et de pierres précieuses. A droite, deux femmes aux attributs de la Justice et la Paix semblent se désintéresser de la situation. Plus d’informations sur cette peinture ici.
Un système de plus en plus complexe
L’évolution des institutions et de la fiscalité de l’Ancien régime est entropique : chaque nouveauté cohabite avec les anciennes institutions, et les fonctions se superposent. Les agents eux-mêmes ne s’y retrouvent pas. L’inflation législative est telle que les officiers n’ont pas le temps de faire autre chose qu’étudier les nouveaux règlements. En conséquence, on voit monter un certain mépris de la loi chez ceux qui l’appliquent : les demandes d’exceptions deviennent systématiques. On ne déroge pas à la loi, mais on la contourne.
« L’ancien régime est là tout entier : une règle rigide, une pratique molle. »
Tocqueville cite un exemple frappant de cette « mollesse » : en 1757, le roi déclare que tous les écrits contraires à la religion ou à l’ordre établi feront l’objet d’une condamnation à mort… précisément au temps où règne Voltaire !
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Cette constante superposition aboutit, au XVIIIème siècle, à la constitution d’une vaste machine administrative, compliquée et improductive, marchant à vide. Cette complexité et les aberrations listées ci-dessus ouvraient donc la voie à un changement. Or pour Tocqueville, la Révolution ne vient pas rétablir un équilibre ni détruire ce système, mais plutôt consacrer les jeux de pouvoirs existants à la fin de l’Ancien régime.
2 — La Révolution n’a pas inventé autant de choses qu’on le pense
Tocqueville note que de nombreuses dynamiques politiques sont considérées comme le fruit de la Révolution, alors qu’en réalité, la plupart de ces phénomènes ont émergé sous l’Ancien régime, avant d’être institutionnalisés par la Révolution.
« Un corps unique, et placé au centre du royaume, qui réglemente l’administration publique dans tout le pays ; le même ministre dirigeant presque toutes les affaires intérieures ; dans chaque province, un seul agent qui en conduit tout le détail ; point de corps administratif secondaire ou des corps qui ne peuvent agir sans qu’on les autorise d’abord à se mouvoir ; des tribunaux exceptionnels qui jugent les affaires où l’administration est intéressée et couvrent tous ses agents. Qu’est ceci sinon la centralisation que nous connaissons ? […] On n’a eu depuis à lui ajouter ni à lui ôter rien d’essentiel ; il a suffi d’abattre tout ce qui s’élevait autour d’elle pour qu’elle apparût telle que nous la voyons. »
La centralisation du pouvoir
Au XVIIème siècle, on parle déjà de « l’Administration ». Toutes les provinces françaises ont déjà un intendant qui leur est affecté par le roi ; l’administration ancienne n’a pas tant été détruite par la Révolution que remplacée officiellement par l’administration lentement créée en sous-oeuvre.
L’oeuvre des derniers siècles féodaux fut de retirer le pouvoir des seigneurs au profit du pouvoir royal. À partir de Louis XIV, les seigneurs ne peuvent plus contrôler seuls les ventes de terres, baux et successions. La surveillance par le pouvoir central se généralise, et toute action nécessite consultation, jusqu’aux fêtes municipales. Journaux, pamphlets et livres ne sont plus imprimés qu’à Paris. De tous les pays d’Europe, la France était, au moment de la Révolution, celui où la capitale avait pris le plus de prépondérance sur les provinces.
Un corps administratif puissant va réunir de plus en plus de pouvoirs : le Conseil du roi. Justice, législation, surveillance des pouvoirs secondaires… Ce conseil agit discrètement et ses actes sont obscurs face à l’éclat du trône : « c’est à peine si l’histoire le remarque. » Le pays est géré par deux grands responsables : le contrôleur général, remplaçant les ministres régionaux et gouverneurs de provinces dans la gestion de toutes les affaires intérieures (il est à la fois ministre des finances, de l’intérieur, des travaux publics et du commerce), et l’intendant, qui gère tout le reste (il nomine des subdélégués en province, définit le montant de l’impôt et son mode de perception, coordonne les travaux publics, la conscription militaire, la maréchaussée (la police), les règlements de police, les arrêts du conseil, et la protection des pauvres).
Ces fonctionnaires bénéficient de l’éclat de l’ancienne aristocratie féodale pour passer inaperçus de leurs contemporains… Mais aussi parfois des historiens de l’époque de Tocqueville.
L’idée de centralisation s’est tellement imposée dans la France du XVIIIème siècle, que Tocqueville note que même les détraqueurs du pouvoirs fondent leur espoir sur l’idée d’un Etat central.
« Personne n’imagine pouvoir mener à bien une affaire importante si l’Etat ne s’en mêle. Les agriculteurs eux-mêmes, gens d’ordinaire fort rebelles aux préceptes, sont portés à croire que, si l’agriculture ne se perfectionne pas, la faute en est principalement au gouvernement, qui ne leur donne ni assez d’avis, ni assez de secours. ».

Le redécoupage territorial de la France avait été maintes fois évoqué au cours du XVIIIème siècle. La Révolution offre l’occasion rêvée de concrétiser cette reconfiguration : ce « Châssis figuratif du territoire de la France partagé en divisions égales entre elles », dessiné par le géographe Robert de Hesseln en 1780, et repris en 1789 par la commission dite « Sieyès-Thouret », illustre la prépondérance incontestée de Paris. Il uniformise le pays en subdivisions identiques, sans tenir compte des particularismes naturels et culturels. Plus d’informations sur cette carte ici.
La centralisation de la justice
La justice n’échappe pas à cette logique de centralisation : les tribunaux ordinaires ne dépendant pas du gouvernement, on crée sous l’Ancien régime de nombreux tribunaux exceptionnels. Tocqueville souligne le caractère « non-exceptionnel » de l’usage de ces tribunaux. Dans des affaires où le roi est gêné par l’indépendance des juges, il leur soustrait ces affaires par « voie d’évocation ». Cette exception devient la règle, y compris pour des problèmes particuliers puisque sa majesté peut faire évoquer ces derniers sans être comptable de ses actes. Après la Révolution, le gouvernement central reste tout autant impliqué dans la justice, cette fois de manière « normale » et non exceptionnelle.
Autre facteur de continuité : la protection des fonctionnaires, grâce à un article resté malgré les évolutions et changements de Constitutions : aucun agent de l’administration ne peut être poursuivi devant les tribunaux ordinaires sans que la poursuite ait d’abord été autorisée par l’administration elle-même. Aussi Tocqueville conclut-il :
« La seule différence essentielle entre les deux époques est celle-ci : avant la Révolution, le gouvernement ne pouvait couvrir ses agents qu’en recourant à des mesures illégales et arbitraires, tandis que depuis il a pu légalement leur laisser violer les lois. »
L’uniformisation du royaume et la division des classes sociales
En destituant chaque corps de ses particularismes, le pouvoir central a procédé à une uniformisation du peuple français, un idéal longtemps poursuivi par les grands commis pour supprimer les obstacles gênant leurs politiques. La France était devenue le pays où les hommes étaient les plus semblables entre eux.
Dès le XVIème siècle, l’éducation est utilisée pour uniformiser les esprits ; les divertissements sont de plus en plus similaires ; la simplification du langage se fait plus tard, et l’hégémonie des normes parisiennes est consacrée au XVIIIème siècle.
« Paris, devenu de plus en plus le seul précepteur de la France, achevait de donner à tous les esprits une même forme et une allure commune. »
Malgré cette uniformisation, les classes sociales sont plus divisées que jamais. Contrairement à l’Angleterre, pourtant bien moins uniforme, nobles et roturiers ne se marient pas entre eux.
Le paysan propriétaire
Contrairement à une idée vastement répandue, les paysans français bénéficiaient d’une certaine liberté indépendamment du poids fiscal qui pesait sur eux. Tocqueville va même jusqu’à suggérer que la liberté relative dont jouissait le paysan français a hautement participé à l’éclatement de la Révolution, en le comparant à ses voisins européens. Pour Tocqueville, c’est d’abord l’écart entre les aspirations que le peuple pouvait entretenir, dues à une liberté théorique dont il ne disposait pas dans les autres pays, et entre les injustices réelles auxquelles il était confronté, qui a ouvert la porte d’une remise en question intégrale du système.
En 1788, le paysan allemand ne peut quitter sa seigneurie. Sa vie privée est surveillée par la justice dominicale, il ne peut prétendre à une quelconque élévation sociale, ne se marie qu’avec l’autorisation du maître. En France, le paysan est libre d’aller et venir, d’acheter, de vendre dans la plupart des provinces (toutefois moins dans les provinces conquises à l’est).
Mais surtout, une révolution préparait l’autre : le paysan est devenu propriétaire foncier. Tocqueville attaque ici une idée vastement répandue à son époque, selon laquelle la division de la propriété foncière date de la Révolution. Les témoignages de Turgot, de Necker mais aussi du voyageur anglais Arthur Young, attestent l’extrême division du sol français, bien plus poussée que dans les pays voisins. La Révolution parachèvera ce processus en vendant les terres des nobles et du clergés. La plupart des acheteurs de ces terres sont d’ailleurs déjà propriétaires ;
« Si la propriété a changé de mains, le nombre de propriétaires s’est bien moins accru qu’on ne l’imagine. »
Il faut aussi noter que malgré ses privilèges, la noblesse s’est considérablement appauvrie, alors qu’en Angleterre, la hausse des richesses de la bourgeoisie se faisait simultanément à celle des nobles. En conséquence, la noblesse française, comme l’Allemande, est de plus en plus assujettie au pouvoir central.
L’idéal bourgeois et l’individualisme
Tocqueville admire la ressemblance entre les administrateurs (et les administrés) d’avant la Révolution et ceux de son époque. Ils partagent par exemple le goût de la statistique sur tous sujets (terres, bestiaux, mœurs…) ; l’idée que le paysan, être naturellement paresseux, doit être gardé dans la misère afin qu’il continue à travailler ; la « fausse sensibilité », imprégnant le langage décoloré de l’administration et de la finance d’accents littéraires à la Rousseau. Mais peut-être que le plus grand facteur de continuité entre le Français du XVIIIème siècle et celui du siècle suivant est à chercher dans l’idéal bourgeois et l’individualisme qui l’accompagne.
L’argent, devenu le principal marqueur social, a en partie motivé la Révolution et a été couronné après elle.
« Comme l’argent en même temps qu’il y est devenu la principale marque qui classe et distingue entre eux les hommes, y a acquis une mobilité singulière, passant de mains en mains sans cesse, transformant la condition des individus, élevant ou abaissant les familles, il n’y a presque plus personne qui ne soit obligé d’y faire un effort désespéré et continu pour le conserver ou pour l’acquérir. L’envie de s’enrichir à tout prix, le goût des affaires, l’amour du gain, la recherche du bien-être et des jouissances matérielles y sont donc les passions les plus communes. »

Caricature anonyme représentant la religion (3) vendue par Talleyrand en habit d’évêque (2) et par le pasteur Rabaut Saint-Etienne, vêtu en ministre (4), à Armand-Gaston Camus, rédacteur de la Constitution civile du clergé pour l’Assemblée (1). En découvrir plus sur ce tableau ici.
La généralisation de l’idéal bourgeois se manifeste aussi par l’aspiration aux offices :
« Grâce à cette institution que l’esprit de fiscalité avait fait naître, la vanité du tiers-état fut tenue pendant trois siècles en haleine et uniquement dirigée vers l’acquisition des fonctions publiques, et l’on fit pénétrer jusqu’aux entrailles de la nation cette passion universelle des places, qui devint la source commune des révolutions et de la servitude […] La grande différence que je voie en cette matière entre les temps dont je parle et les nôtres, c’est qu’alors le gouvernement vendait les places, tandis qu’aujourd’hui il les donne ; pour les acquérir, on ne fournit plus son argent ; on fait mieux, on se livre soi-même. »
Enfin, Tocqueville dément l’idée répandue selon laquelle l’individualisme serait né avec la Révolution.
« Les hommes n’y étant plus rattachés les uns aux autres par aucun lien de castes, de classes, de corporations, de familles, n’y sont que trop enclins à ne se préoccuper que de leurs intérêts particuliers, toujours portés à n’envisager qu’eux-mêmes et à se retirer dans un individualisme étroit où toute vertu publique est étouffée. Le despotisme, loin de lutter contre cette tendance, la rend irrésistible, car il retire aux citoyens toute passion commune, tout besoin mutuel ; toute nécessité de s’entendre, toute occasion d’agir ensemble ; il les mure, pour ainsi dire, dans la vie privée. »
« La division des classes fut le crime de l’ancienne royauté, et devint plus tard son excuse ; car, quand tous ceux qui composent la partie riche et éclairée de la nation ne peuvent plus s’entendre et s’entraider dans le gouvernement, l’administration du pays par lui-même est comme impossible, et il faut qu’un maître intervienne. ».
Avant la Révolution, les différentes classes affichent en effet une réticence à la concertation collective ; il devient humiliant de s’associer à des représentants de l’autre classe.
« Chacune de ces petites sociétés ne vit donc que pour soi, ne s’occupe que de soi, n’a d’affaires que celles qui la touchent. Nos pères n’avaient pas le mot d’individualisme, que nous avons forgé pour notre usage, parce que, de leur temps, il n’y avait pas en effet d’individu qui n’appartînt à un groupe et qui pût se considérer absolument seul ; mais chacun des mille petits groupes dont la société française se composait ne songeait qu’à lui-même. C’était, si je puis m’exprimer ainsi, une sorte d’individualisme collectif, qui préparait les âmes au véritable individualisme que nous connaissons. »
L’influence des philosophes et des économistes
La passion française pour la raison n’est pas née avec la Révolution. Au XVIIIème siècle en France, les philosophes s’occupent des affaires qui ont trait au gouvernement. La philosophie n’est plus que l’affaire des philosophes : l’engouement populaire pour les grandes théories abstraites est la grande nouveauté du siècle.
La Révolution n’a pas tué l’engouement populaire pour la philosophie politique, mais l’a plutôt entériné et gravé durablement dans la conscience française. Au temps de Tocqueville, le langage administratif adopte des éléments de la langue de Rousseau ou de Diderot. Mais la forme n’est pas la seule concernée : des édits de Louis XVI aux régimes du XIXème, on justifie les décisions politiques et administratives en s’appuyant sur la loi naturelle et les droits de l’homme. Ici aussi, nous pouvons donc parler de continuité plutôt que de rupture nette entre un arbitraire royal et une raison d’Etat nécessaire.
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3 — Pourquoi la Révolution a-t-elle éclaté en 1789, et en France ?
Après avoir souligné cette continuité, une question s’impose : pourquoi y a-t-il eu une révolution ? Tous ces changements n’auraient-ils pas pu continuer à prendre place sous la monarchie, comme dans les pays voisins ?
La convocation des Etats généraux
En convoquant les Etats généraux, Louis XVI propose de réunir des classes que des siècles de monarchie se sont évertuées à diviser. Leur confrontation a ainsi participé à leur faire prendre conscience de la convergence de leurs intérêts et de leurs mentalités.
« L’esprit de liberté »
Tocqueville admire l’esprit de liberté (à distinguer de la liberté réelle) qui transcende les classes sociales avant la Révolution. Il est de plus en plus difficile pour les rois de revendre des offices sans déclencher des fureurs menaçant leur pouvoir. Cet esprit dispose chacun des trois ordres à se raidir contre l’abus d’autorité. La noblesse garde sa fierté et son mépris de l’administration.
« Au moment où la Révolution commence, cette noblesse, qui va tomber avec le trône, a encore vis-à-vis du roi, et surtout de ses agents, une attitude infiniment plus haute et un langage plus libre que le tiers-état, qui bientôt renversera la royauté. »
Le clergé, devenu propriétaire foncier, dispose de privilèges fatals à sa puissance morale mais importants pour sa puissance temporelle car ils le poussent à participer aux affaires de gestion. Mais à la lecture du cahier du clergé lors des Etats généraux de 1789, Tocqueville s’étonne :
« Il demande la destruction des prisons d’Etat, l’abolition des tribunaux exceptionnels et des évocations, la publicité de tous les débats, l’inamovibilité de tous les juges, l’admissibilité de tous les citoyens aux emplois, lesquels ne doivent être ouverts qu’au seul mérite ; un recrutement militaire moins oppressif et moins humiliant pour le peuple, et dont personne ne sera exempt […] Il proclame, plus haut que personne, que la nation a le droit imprescriptible et inaliénable de s’assembler pour faire des lois et voter librement l’impôt […] que les états généraux, librement élus, soient réunis tous les ans […] que des assemblées d’Etats soient créées dans toutes les provinces et des municipalités de toutes les villes. Du droit divin, pas le mot ».
La bourgeoisie est aussi mieux préparée à l’esprit d’indépendance, aidée par ses vices eux-mêmes. On retrouve dans son sein le même orgueil issu des privilèges, et un certain esprit de résistance.
Surtout, la plus grande instance de liberté reconnue par Tocqueville est la justice : elle est lente, compliquée, mais pas servile. Le magistrat est inamovible et ses décisions ne sont donc pas motivées par des ambitions d’avancement personnel. Même si le gouvernement parvenait à leur soustraire toutes les affaires importantes, il les redoutait encore.
« Et comme la langue judiciaire conservait alors les allures du vieux français, qui aime à donner le nom propre aux choses, il arrivait souvent aux magistrats d’appeler crûment actes despotiques et arbitraires les actes du gouvernement. »
Tous ces facteurs combinés font que, dans la mentalité française, tout prête à débattre. Quand le roi fait un édit, par exemple, il se sent par obligé d’en donner les motifs. Aussi avons-nous en 1789 toutes les conditions réunies pour que le pouvoir soit renversé.
« Mais si cette sorte de liberté déréglée et malsaine préparait les Français à renverser le despotisme, elle les rendait moins propres qu’aucun autre peuple, peut-être, à fonder à sa place l’empire paisible et libre des lois. »
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Conclusion
Ceci n’est qu’une synthèse très condensée de l’analyse de Tocqueville. La lecture de L’Ancien Régime et la Révolution dans son intégralité me paraît essentielle pour comprendre sa nature et ses implications profondes. C’est aussi, indirectement, un éloge de la liberté politique à la portée universelle, et une mise en garde contre ce qui peut y faire obstacle : uniformisation et centralisation, trop grandes inégalités et privilèges, désuétude des institutions, apparence de la justice, divisions et mépris réciproque des classes sociales, individualisme… Ces mêmes outils utilisés par les rois pour maintenir leur pouvoir, ont mené à l’effondrement de la royauté comme système.
Alexis de Tocqueville, L’Ancien régime et la Révolution (1856)
Illustration : Auguste Couder, Serment du Jeu de Paume, 20 juin 1789 (1848)