
« Dès que vous m’avez aperçue, vos visages se sont transformés »
Ouverture de l’essai d’Erasme : c’est la folie qui parle.
Quels que soient les propos que le monde tienne sur mon compte (car je n’ignore pas combien la Folie est mal famée, même auprès des plus fous), il n’est pas moins vrai que c’est moi, oui, moi seule, qui ai le secret d’égayer les dieux et les hommes. Ce qui le prouve hautement, c’est qu’aussitôt que j’ai paru au milieu de cette nombreuse assemblée pour prendre la parole, une joie extraordinaire a brillé sur toutes les figures. Soudain vos fronts se sont déridés ; vous avez applaudi par des rires si aimables et si joyeux qu’assurément, tous tant que vous êtes, vous me paraissez ivres du nectar des dieux d’Homère, mélangé de népenthès, quand tout à l’heure, sombres et soucieux sur vos bancs, on vous eût pris pour des échappés de l’antre de Trophonius. De même que quand le soleil montre à la terre sa face éclatante et radieuse, ou que, après un rude hiver, le printemps reparaît, ramené par les zéphirs, tout change aussitôt d’aspect, la nature rajeunie se pare de riantes couleurs ; de même, dès que vous m’avez aperçue, vos visages se sont transformés. Ainsi, tandis que d’habiles rhéteurs, par de longs discours soigneusement préparés, parviennent difficilement à dissiper l’ennui, moi je n’ai eu qu’à me montrer pour en venir à bout. (…)
Je me moque de ces sages qui prétendent que se louer soi-même est le comble de la folie et de l’impertinence. Folie tant qu’ils voudront, pourvu qu’ils reconnaissent qu’elle n’est point déplacée. Quoi de plus convenable que de voir la Folie entonner ses louanges et se faire la trompette de sa renommée ? Qui pourrait mieux me dépeindre que moi ? Y aurait-il quelqu’un, par hasard, qui me connût mieux que moi ? Je ne crois pas d’ailleurs qu’il y ait beaucoup plus de modestie dans ce que font généralement la plupart des grands et des sages qui, au mépris de toute pudeur, subornent un rhéteur complaisant ou un poète hâbleur et le soudoient pour l’entendre réciter leurs louanges, qui ne sont qu’un tissu de mensonge. (…)
N’attendez pas de moi que, selon la coutume de ces rhéteurs vulgaires, je procède par une définition de ma personne, et encore moins par une division. Il serait tout à fait de mauvais augure d’assigner des bornes à une divinité dont l’empire est universel, ou de morceler celle à qui toute la terre rend un hommage unanime. A quoi bon d’ailleurs tracer, dans une définition, mon esquisse ou mon portrait, quand vous tous ici présents me contemplez de vos yeux en personne ?
Erasme, Eloge de la Folie (1511)
Illustration : Jean-Michel Basquiat, Fallen Angel (1981)