Une foule sentimentale qui communie dans l’émotion festive ou funèbre

« L’hégémonie sentimentale rabat tout sur le même plan et fait sauter les barrières entre vie privée et vie publique ; les affects débordent la sphère du privé, voire de l’intime, pour s’exhiber dans les médias, sur Internet et les réseaux sociaux.

Cette expression débridée du vécu et du ressenti rompt avec une éducation ancienne pour qui la méfiance vis-à-vis de la part sauvage que l’homme porte en lui, la pudeur et la retenue, l’usage de la raison étaient considérés comme les principes régulateurs d’une morale indispensable au bien-vivre en société. A l’inverse, l’étalement public de sa subjectivité fait peu de cas de la médiatisation du langage, de sa maîtrise et de l’usage de la raison. Elle s’affirme au plus près des affects et des pulsions en cherchant à attirer l’attention. Poussée jusqu’au bout, cette expression débridée aboutit à des comportements hystériques avec alternance de cris, d’agitation et de larmes dans des « moments forts » marqués par les succès ou les échecs personnels, les fêtes ou les drames. Les grands médias les mettent en scène et font de l’expression et du partage des émotions un modèle social de comportement. Émotions et sentiments deviennent ainsi des signes de reconnaissance et d’équivalence des individus qui les intègrent dans une même « foule sentimentale » et médiatique où ils sont amenés à communier dans l’émotion festive ou funèbre.

Ce type d’expression est devenu un mode de rassemblement socialement et politiquement répandu qui alterne avec le repli individuel et les relations dans la sphère du privé. En dehors de ces mouvements de type fusionnel, festifs ou compassionnels, l’individu sentimental privilégie des relations de proximité avec des individus ayant les mêmes affinités et le même type de comportement. Le partage des émotions et des sentiments est érigé en valeur première face au monde des rapports sociaux et des rapports institutionnels considérés comme « impersonnels », et comme tels dévalorisés ; « l’authenticité » et l’égalité dans la transparence des sentiments deviennent des critères de la vie en société et de la citoyenneté. (…)

Malgré les apparences, cet individualisme émotionnel et sentimental n’est pas si tolérant : il ne l’est que pour autant que l’autre lui ressemble ou le laisse vivre comme il l’entend. Persuadé que son comportement et son mode de relations aux autres incarnent le bien-vivre en société, il ne comprend pas et s’étonne que d’autres puissent penser et vivre autrement. Aussi a-t-il tendance à rejeter comme naturellement réactionnaire, arriéré et « ringard » tout ce qui vient contredire ses valeurs et son mode de vie particulier. S’ils se montre ouvert et tolérant envers les autres peuples et les autres cultures du monde, dont il se fait volontiers le promoteur et le défenseur attitré, il n’hésite pas, en revanche, à donner des leçons de morale et à dénoncer ses patriotes qui n’en font pas autant.

Le nouvel individualiste est en fait un « faux gentil » qui ne supporte ni  la contradiction ni le conflit, pas plus que le tragique inhérent à la condition humaine et à l’histoire. Il s’est construit un monde à part où il vit, se protège de l’épreuve du réel et se conforte avec ses alter ego. Il se veut à l’abri des désordres du monde et ne veut pas avoir d’ennemi, et quand le fanatisme islamiste vient frapper à sa porte, il ne comprend pas ce qui lui arrive et se demande pourquoi tant de haine alors qu’il est si ouvert et si gentil.

En fin de compte, cet individualiste considère tout bonnement le monde et la société comme le prolongement de lui-même, de se sentiments et de ses relations affectives. Les rapports sociaux et politiques ne sont plus insérés et structurés dans une dimension tout à la fois collective, historique et institutionnelle, mais réduits à des relations interindividuelles mues par de bons ou de mauvais sentiments (l’amour contre la haine), qu’il confond avec la morale ; il croit qu’il est possible d’éradiquer le Mal au profit du Bien qu’il incarne et d’une fraternité universelle d’individus semblables à lui-même. »

Jean-Pierre Le Goff, Malaise dans la démocratie (2016)

Illustration : un montage festiif

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